BLAKE : "L'AMÉRIQUE, PROPHÉTIE"



L’Amérique est le premier poème prophétique de William Blake écrit en 1793. Quand il a été écrit, il faisait partie d’un recueil intitulé Livres de Lambeth. Blake avait le projet d’englober tous les continents dans Le Chant de Los, alors l’Afrique se termine là ou l’Amérique commence, ce qui est tout à fait symbolique étant donné que l’Afrique est le synonyme de l’esclavage et l’Amérique celui de la révolution et de la liberté. Dans l’Asie il continue le récit sur l’Europe. Il est possible que le poème l’Amérique ait été inspiré par les émeutes à la prison de Newgate, en juin 1790. Il a été publié l’année où la Terreur transforme les premiers signes de démocratie en totalitarisme. Blake a toujours dit qu’il n’était pas prophète mais l’homme qui commentait les événements de son époque en en tirant des conclusions concernant l’avenir. Quoiqu’il en soit, malgré ses dons artistiques notamment pour la peinture et la gravure et malgré son sens de l’anticipation historique Blake reste avant tout un poète illuminé.
Blake éprouvait un grand penchant envers les sciences dites occultes, et qui dit occulte dit alchimie. L’Amérique (en tant que livre et continent) est tout entière dans cet esprit-là. Pour Blake elle a une signification autre que géographique. C’est un nouveau monde à tout point de vue. Sa position géographique à l’Ouest lui confère une existence entièrement sous le signe du matérialisme. Elle représente le Corps (selon Foster Damon). C’est en ce sens qu’elle incarne les cinq sens et la liberté - la liberté du corps – et rien d’étonnant que ce soit justement sur son territoire qu’Orc naîtra. Le poème est composée de deux parties : le Prélude et la Prophétie. Dans le Prélude Orc est évoqué, il se libère de ses chaînes et s'opère l’émanation en forme de Femelle Ombragée. La deuxième partie, Prophétie, est beaucoup plus pessimiste. A cette partie-ci on peut rajouter une troisième, celle de la version blakienne de la guerre de l’indépendance. Blake, déçu par les résultats de la Révolution Française voit l’abolissement de tous les idéaux. Le matérialisme et la luxure prennent leur essor et l’anéantissement de la Nature s’approche à pas de géant. L’Amérique est un poème politique dans lequel se fondent l’allégorie, le mythe et les faits historiques et parle de la guerre d’indépendance américaine et de la naissance de la liberté, représentées par Orc. Le poème est très symbolique et exige une interprétation détaillée pour pouvoir être compris. Ce n’est pas une prophétie, à proprement parler, c’est plutôt une vision au sens biblique du mot, la perception claire de la Vérité, la sagesse suprême. Contrairement aux apparences Blake n’essaye pas de lutter avec le lecteur et de le convaincre, son dessin est de l’informer, de le persuader et éventuellement de le racheter. Il masque les choses pour mieux les dévoiler, identifie les négations, réconcilie les oppositions en utilisant un langage hermétique et profondément symbolique. Il distingue tout de même les contraires (qui sont nécessaires l’un à l’autre) et les négations (où l’une essaye d’anéantir l’autre). Les lectures qui s’imposent sont très conflictuelles, mais il convient de dégager les hypothèses les plus pertinentes.
Pour Blake la rébellion en Amérique est la manifestation de l’éternelle lutte contre l’oppression et pour la liberté. Orc, qui est l’incarnation de cette dernière, gouverne l’Amérique et se trouve enchaîné en Afrique (pays d’esclavage) par Urizen (intellect). La fille d’Urthona représente ici la Nature telle que l’imagination (Urthona) la conçoit. L’image est très forte car la vierge (de quatorze soleils, l’âge de puberté) nourrit le rouge Orc (symbolisant l’Amérique, pays de la rébellion mais aussi du dieu Prométhée) qui ensuite la viole, c’est-à-dire s’unit à elle, (son ombre féminine) de façon violente, cela symbolise l’arrivée de la guerre. Orc représentant la passion, « se nourrit de l’imagination pure » pour l’assujettir procédant à la violence. Il est impossible tout de même, à cause de l’ambiguïté qui caractérise la figure d’Orc et les problèmes relationnels entre l’Angleterre, l’Amérique et l’Afrique de discerner qui est l’agresseur et qui la victime dans cette histoire. Mais Orc grâce à son caractère rebelle et passionnel, libre jusqu’à être libertin est une figure positive dans l’ouvrage de Blake. A savoir que chez ce dernier il n’y pas de caractères seulement noirs ou blancs, ils sont de toutes les couleurs et de toutes les nuances. Cela représente la dualité de la Nature et par conséquent de l’homme. L’œuvre de Blake toute entière est marquée par cette polarité. Tout est divisé, tout a une double nature. Le Bien et le Mal se confondent et coexistent, ils sont inséparables l’un de l’autre. L’émanation du principe masculin représente la femme, Jung a donné un nom à ce phénomène qui scinde l’âme en deux, il l’appelle anima chez l’homme et animus chez la femme. C’est notre alter ego, la partie cachée, latente, qui de l’ombre gouverne toutes nos actions et conditionne nos décisions. En ce sens, chez Blake l’on parle d’Ahania qui est l’émanation d’Urizen, d’Enitharmon, le principe féminin de Los, d’Enion, émanation de Tharmas, ajoutons à cela que Blake considère Ève (émotion, sensibilité) en tant qu’émanation d’Adam (raison).
Ce livre de Blake tout en restant original est en grande partie inspiré par la Bible, on pourrait même parler de la réécriture de l’Apocalypse. En effet, à plusieurs endroits, il fait référence au Livre Saint :

              Cette loi de pierre, je la foule et l’émiette ; et j’éparpille la religion aux quatre vents…

ici, nous avons une allusion directe aux dix commandements (loi de pierre), et au livre prophétique de Daniel ch 7, verset 3, première vision apocalyptique de Daniel :

       Durant la nuit, j’ai vu, en vision, le vent se déchaînait des quatre coins de l’horizon sur la mer immense.

La Révolution Américaine prend l’ampleur de l’Apocalypse. Les yeux du monde entier, « des quatre coins du monde », sont tournés vers cette partie du globe. Les pères fondateurs émergent : Washington, Franklin, Paine, Warren…prêts à tenir tête au Prince d’Albion – le roi Georges III – qui apparaît ensuite sous forme de dragon :
  
     Sur ces falaises parut le Prince d’Albion courroucé, sous la forme d’un dragon aux écailles cliquetantes.

Et, là, apparaît une vraie hypotypose évoquant l’Apocalypse :

     Solennels ondulent les flots de l’Atlantique entre les nations moroses, enflant et de ses profondeurs crachant des rouges nuages et des feux en furie. Albion est souffrante ! L’Amérique défaille !
La rage envahit le Zénith. Comme du sang humain qui projetterait ses veines tout autour de la sphère du ciel, rouges se levèrent de l’Atlantique les nuages en d’immenses roues de sang, et parmi les rouges nuages un Prodige se leva sur la mer Atlantique, intense ! Nu ! un feu Humain, d’un furieux éclat, comme le coin de fer chauffé dans la fournaise ; ses terribles membres étaient de feu et des myriades de nébuleuses terreurs, de sombre bannières et de tours les entouraient. Et l’atmosphère fumeuse irradiait de la chaleur, mais nulle lumière.

Nous sommes dans un vrai locus terribilis. Mais cette Apocalypse concerne plus l’Angleterre que l’Amérique puisque c’est le Roi d’Angleterre qui tremble à la vue de ce spectacle. Alors, l’Ange d’Albion qui est le roi Georges III (Blake le nomme différemment) se rend d’un seul coup, on ne sait pas comment auprès de la Pierre de Nuit. Or, cette Pierre de Nuit est fort symbolique et évidemment a plusieurs significations comme toute autre notion chez Blake. Elle évoque le centre immuable de la vérité à côté de laquelle on reste pétrifié et vers lequel toutes les choses tendent. Elle symbolise le logos ou le verbe, n’oublions pas que les dix commandements avaient été écrits sur des tablettes de pierre. Il y a lieu de croire que la Pierre indique la lumière de la raison car dans la citation ci-dessus, on trouve le mot Zénith l’endroit où se trouve Urizen quand il est identifié au Soleil et Urizen est Raison.
Alors cette Pierre est dans la nuit car elle est perdue, oubliée. Blake a l’audace de représenter son personnage « favori » en tant qu’Antéchrist mais le terme a une autre connotation. Certes, il veut dire transgresseur de la Loi de Dieu, mais il faut faire attention à quel Dieu Blake pense - Dieu représenté par l’église catholique, Dieu en forme de royauté terrestre. Orc brave ces représentants-là, ces autorités-là. A noter qu’au vers 74 on retrouve l’allusion biblique aux trois âges, Blake écrit :

        Il (homme) marche à travers les feux du désir ; ses pieds deviennent comme l’airain, ses genoux et ses cuisses comme l’argent, sa poitrine et sa tête comme l’or.

Le livre de Daniel, chapitre 2, verset 31-45 :  

       La tête de cette statue (d’homme) était d’or pur, sa poitrine et ses bras étaient d’argent, son ventre et ses cuisses étaient d’airain.

Nous voyons la ressemblance frappante de ces deux descriptions faites dans l'ordre inversé (la Bible réécrite à l’envers, c'était le but littéraire de Blake). Alors il conviendrait de chercher la signification de ces vers de Blake dans l’interprétation des vers de la Bible qui parle de la révélation de Daniel concernant le statut du roi de Babylone, Nabuchodonosor dont le royaume représentait l’âge d’Or. Les âges en question concernent les périodes de grands changements dans l’histoire: Egypte (1871. av JC), Assyrie (701. av JC), Babylone (606. av JC-336. av JC), Perse (550. v JC-330. Av JC), Grèce (330. av JC-30 av JC), Rome (63. av JC-476 av JC), vient ensuite la suprématie de la Grande Bretagne (et les Nations Unis, plus tard) qui sont qualifiées comme appartenant à l’âge d’airain ou l’âge de la bête.
L’opinion de Blake là-dessus est bien connue puisque il ne manque jamais de faire comprendre à quel point il estime infernal l’élite gouvernant l’Angleterre. Plus loin, pour mieux illustrer sa pensée Blake dit : 

    (…) dans les sommets radieux vous pouvez passer dans le monde d’Or, un antique palais, archétypes de puissants empires, dresse ses immortels pinacles, bâtis dans la forêt de Dieu par Ariston, le roi de la Beauté, pour la compagne qu’il avait ravie. 

Blake évoque par là Atlantis, la cité disparue qu’Ariston gouvernait et qui appartenait aussi à l’âge d’Or. Le rapprochement des deux termes Atlantis et Atlantique n’est pas un fruit du hasard (l’Amérique est un pays transatlantique pour l’Europe). Ensuite, Ariston sert d’analogue linguistique à Ariel (en hébreux lion de Dieu), nom poétique de Jérusalem. Ici, le passé se mélange au présent et on a l’impression qu’une simultanéité se produit entre les actions appartenant à l’histoire et les événements contemporains de Blake puisque « les treize Anges » (treize colonies) siègent dans le palais du roi de la Beauté. Il a déjà été mentionné que l’Amérique est pessimiste. Tout au long du poème la lecture est accompagnée de sentiments sinistres. Mais à la fin, dans les cinquante derniers vers on discerne un rayon de lumière. Le coupable étant identifié (Urizen - faible, pitoyable et en larmes) douze ans après que 

        (...)les faibles ont gouverné les forts « les illusions et le désespoir de la France, d’Espagne et d’Italie seront consumés par les flammes furieuses d’Orc. 

On voit en cela une sorte de purification à travers le feu - la catharsis. La guerre et la souffrance sont nécessaires à l’élévation de l’Homme.
       
        La nature de mon œuvre est visionnaire et imaginative. Elle représente l’effort de restaurer ce que les Anciens appelaient l’âge d’Or.
                                                                                                                                        (William Blake)

L’art et notamment l’art poétique de Blake sont inséparables de la thématique. C’est-à-dire, la forme, le rythme, le vers chez Blake convergent et accentuent l’idée directrice du poème. Toutes ses compétences artistiques s’unissent et s’harmonisent pour donner une œuvre d’art unique et complète. Blake était un artiste polyvalent et accompli mais c’est surtout son art d’écrire qui nous intéresse. Dans l’Amérique on note le fait que les vers sont longs, beaucoup trop longs comme s’ils ne finissaient jamais. Cela fait que nous sommes au bout du souffle à la fin du vers, ce qui est tout à fait l’effet recherché par l’auteur : vivre une scène époustouflante, qui coupe l’haleine. Par conséquent il n’est pas toujours possible de parler de rythme. Mais lorsqu’on réussit à discerner et couper son vers on s’aperçoit tout de suite que le rythme ternaire est largement privilégié. Ce n’est pas étonnant vu que le rythme et la thématique sont et doivent être étroitement liés. Le rythme ternaire, comme au début de la Prophétie :
Washington spoke :

                                          Friends of America ! look over the Atlantic sea (…)

annonce quelque chose de chaotique, un déséquilibre, de la violence. Ou bien :

                                      Albion is sick ! America faints ! enrag’d the Zenith grew.

Plus loin, il parle de l’esclave tournant la meule :

                             Rise and look out ; his chains are loose, his dungeon doors are open.

A chaque fois on remarque une rupture, une tragédie, quelque chose qui est en train de se produire et qui est impossible d’arrêter. Blake nous met sous les yeux ses visions, plus que cela, il fait de nous des participants. Au moyen de son langage fort et vif, nous nous retrouvons au cœur de la révélation, au cœur de son hallucination prophétique. Tout dans sa poétique se veut cyclique, il le prouve par utilisation même des mots qui évoquent le cycle, le retour sur le point de départ : « roll, unfold, circle… », ces termes sont récurrents chez Blake qui croit au retour de l’âge d’Or lors que tous les hommes vivaient en harmonie avec eux-mêmes et avec Dieu, où le travail n’existait pas est tout se faisait par un simple effort de la volonté.
Cette loi harmonieuse peut être atteinte et le sera mais pour cela il faut passer d’abord par une période de cataclysmes (ordo ab chao) en guise de transition et chaque transition est douloureuse. Il veut que son œuvre et sa poétique contribuent au retour de cet âge de félicité.
Blake a pris soin de complexifier son œuvre par des gravures et des dessins. On dirait qu’ils concrétisent son langage bien souvent abstrait et métaphysique. Mais tout cela ensemble représente sa condition spirituelle et mentale. Inséparables l’une de l’autre, les parties composant son œuvre dévoilent chacune à sa manière différents parcours et diverses phases par lesquels l’esprit de Blake est passé.

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